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Jeux de C’est Thlieu
De la sueur et des couronnes
lundi 3 janvier 2005, par
Un de mes étudiants vient de m’annoncer qu’il a été sélectionné pour représenter Valtordu aux prochains Jeux de C’est Thlieu. Même si sa discipline, le lancer de casque à cornes, n’est pas ma tasse de thé, je pense que je ferai le déplacement pour aller l’encourager. C’est là toute la magie des Jeux de C’est Thlieu. Pendant une décade, des peuples entiers se passionnent pour des sports qui, en temps normal, ne suscitent qu’une indifférence polie. Et puis, l’avantage d’être invisible, c’est que moyennant un petit enchantement sur une robe, je pourrai assister aux épreuves sans avoir à payer l’entrée.
L’histoire des Jeux commence dans les Collines du Nord, dans une famille cruellement frappée par le sort. Leur situation financière pouvait se résumer en un mot : misère. La faim les tenaillait autant que le froid. Leur situation patronymique n’était guère plus enviable, puisqu’à l’époque de l’édit qui avait rendu obligatoire l’usage du nom de famille, l’ancêtre, qui était un peu con-con, avait été nommé Bêta. Et pour couronner le tout, l’indigente famille Bêta souffrait d’une fécondité particulièrement inopportune en ces temps de disette. Sept ans de mariage, sept fils. Tous vivants, forts, et surtout pleins d’appétit. A la mort de son épouse, le père de famille, qui n’était pas aussi idiot que son ancêtre, se remaria avec une femme stérile.
Le plus jeune des sept fils s’appelait Pierre. A cause de sa petite taille, il était souvent bousculé par les plus grands qui ne le voyaient pas, ce qui lui avait valu le sobriquet de "Petit Poussé". Mais le petit Pierre ne tarda pas à changer de réputation et de surnom. Il n’avait que six ans lorsqu’il surprit dans son sommeil le terrible ogre Thlieu, qui terrorisait la région depuis déjà plusieurs années [1]. Là où d’autres auraient fui, le Petit Poussé n’écouta que son courage. Il vola les bottes de célérité de l’ogre, qu’il utilisa pour rentrer chez lui à la vitesse du vent. Sans s’en rendre compte, il venait de rendre deux grands services à la communauté. Le premier en débarrassant la région de la peur de l’ogre, redevenu facile à semer à la course. Le second en ramenant à sa famille un artefact de grande valeur, qui fut revendu très cher et permit aux Bêta de manger à leur faim pour le restant de leurs jours. Quelqu’un fit remarquer qu’il avait fait d’un Pierre deux coups, et le surnom lui resta.
Quand Pierre, devenu grand ou presque, partit étudier la meunerie à Boulgourville, il ne s’intégra pas bien avec les autres étudiants [2]. En proie aux moqueries des autres, le garçon s’isola, pour mieux se consacrer à la passion de la course qui était née en lui, le jour où il avait traversé les collines au rythme fou des bottes enchantées. Seul et incompris au début, il finit néanmoins par se faire des amis. Petit à petit, d’autres jeunes gens décidèrent d’aller courir avec lui. Certains privilégiaient la vitesse, d’autres l’endurance, d’autres enfin adoraient franchir des obstacles. Après le travail, tout ce petit monde se retrouvait dans un pré en bordure de la ville, sous l’oeil bienveillant de l’éleveur [3]. Jusqu’au jour où, se jugeant suffisamment nombreux, ils organisèrent une compétition.
Le succès fut total. Non seulement tout se passa très bien, mais en plus, des gens vinrent de tout Boulgourville pour assister aux épreuves, qui leur semblaient nettement moins ridicules quand elles étaient bien organisées. Si bien que l’année suivante, Pierre monta des gradins sommaires et fit payer l’entrée. A sa grande surprise, le public était toujours au rendez-vous. C’est alors que le garçon abandonna définitivement la meunerie. Il avait décidé de créer quelque chose de plus grand, un événement au cours duquel toute la Terre de Fangh irait plus vite, plus haut, plus loin. Mais pour cela, il devait convaincre des partenaires hors de Boulgourville.
Un beau matin, un chariot quitta la ville dans le soleil levant. Pierre "Deux Coups" Bêta partait à la rencontre des athlètes de Fangh.
Lorsqu’il revint, quelques mois plus tard, seules quelques villes avaient accepté de jouer le jeu. Néanmoins, il pouvait s’attaquer à l’organisation de sa compétition, qu’il baptisa du nom de l’ogre auquel il devait sa bonne fortune.
Le temps de trouver un lieu, un planning et de prévenir les participants, les premiers Jeux de C’est Thlieu furent déclarés ouverts peu avant les calendes de Zaou. Aucun incident grave ne fut à signaler, à part lors de la remise des prix du lancer de nain, interrompue par les nains eux-mêmes qui demandaient une rémunération. Pierre avait pourtant bien précisé que ces Jeux étaient un hymne à l’esprit sportif, sans aucune contrepartie financière pour les athlètes. Les seules récompenses étaient des couronnes de fleurs, jaunes pour le vainqueur, blanches pour le second et rouges pour le troisième. Les nains firent remarquer qu’ils n’étaient pas des athlètes et que ce principe ne pouvait pas s’appliquer à eux. Furieux, ils finirent par démolir le podium à coups de hache, et il n’y eut plus jamais d’épreuve de lancer de nain aux Jeux de C’est Thlieu.
Depuis cette époque, les Jeux de C’est Thlieu s’étalent sur toute la Décade du grand Khan Ikul, une fois tous les quatre ans [4]. Malgré la réticence du départ, aujourdhui, il n’est pas une ville qui ne veuille envoyer au moins un athlète pour la représenter. L’épreuve reine, celle du demi-stade, rassemble ainsi des centaines de participants, y compris des boiteux si la ville n’a que ça à présenter. On vit même, une fois, un incontinent qui abandonna au bout de trois pas pour aller se soulager. Son commentaire : "L’important, c’est de partir pisser !"
Il était question au départ d’organiser les Jeux de C’est Thlieu dans une ville différente à chaque fois, mais l’idée fut abandonnée après une seule session à Waldorg. En effet, la ville avait voulu impressionner son monde en construisant un stade tout neuf aux dimensions colossales. Le problème, c’est que la piste était au moins trois fois plus longue que celle de Boulgourville. Dès les éliminatoires du demi-stade, des concurrents franchirent la ligne en rampant, habitués qu’ils étaient à tout donner sur un sprint beaucoup plus court. Les autres épreuves de course furent promptement annulées [5] et les Jeux réintégrèrent Boulgourville, pour ne plus jamais avoir lieu ailleurs. La ville vit maintenant à leur rythme, calme pendant trois ans et festive le quatrième.
Quant à Pierre "Deux Coups" Bêta, à force de valoriser l’effort avant tout et de rogner sur son temps de sommeil pour boucler ses budgets, il finit par s’attirer les foudres de Dlul. Frappé d’insomnie, il erra pendant trente jours et trente nuits sans trouver le repos, avant de pousser enfin la porte du temple des Feignasses pour implorer le pardon du dieu. Dlul, qui déteste entendre des lamentations pendant sa sieste, lui accorda le sommeil. Dans la douceur duveteuse des saintes couettes, Pierre trouva une félicité qu’il n’avait jamais imaginée. Il entra donc dans l’ordre sacré des Feignasses, et plus jamais on ne le revit sur un terrain de sport.
Nak’hua Thorp
[1] Voir l’article sur les Bottes de Thlieu le Vorace.
[2] Reconnaissons tout de même qu’arriver dans le milieu estudiantin avec un surnom comme "Deux Coups" était le meilleur moyen d’avoir l’air ridicule.
[3] La sympathique habitude qu’avait le brave homme de balancer des piquets de clôture aux jeunes gens dès qu’ils s’approchaient trop de sa ferme est à l’origine de l’épreuve du lancer de javelot.
[4] Pourquoi pas plus souvent ? Officiellement, pour garder à l’événement son côté exceptionnel. Sauf qu’en creusant un peu dans les documents administratifs de l’époque, on se rend compte que les premiers Jeux avaient été très déficitaires, et que Pierre "Deux Coups" Bêta préféra se donner le temps de trouver de bons mécènes avant de remettre le couvert (teint). L’intervalle de quatre ans est resté par la suite, pour des raisons d’uniformité.
[5] On se rendit compte par la suite que les organisateurs de Waldorg avaient aussi multiplié par deux la hauteur des obstacles du stade-haies.